Objet : Liste de discussion du groupe de travail Éducation et logiciels libres de l'April (liste à inscription publique)
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- From: cnestel AT free.fr
- To: moebius <moebius1 AT free.fr>
- Cc: educ AT april.org
- Subject: Re: [EDUC] Liste des manuels, libres
- Date: Fri, 19 Aug 2011 20:47:05 +0200 (CEST)
----- "moebius" <moebius1 AT free.fr> a écrit :
> C'est intéressant...
>
> Plus contestable est l'amalgame entre la pensée de P. Bourdieu et le
> socle commun de compétences qu'il aurait, sans doute au contraire,
> désapprouvé.
> Rien dans ces écrits ne permet, à mon sens, de lui faire porter le
> chapeau de la dérive de nos institutions. Ce n'est pas parce que l'on
> pointe la rigueur du processus de reproduction sociale que l'on veut
> détruire l'école, au contraire me semble-t-il...
>
> En plus, ce pauvre homme est décédé en 2002, alors pour le socle
> commun...c'est pousser le bouchon un peu loin !
>
> cordialement,
Salut,
Ce qui compte le plus en cette période improbable de pensée molle
pré-totalitaire : c'est l'esprit critique. Et le moins que l'on puisse
dire, c'est que l'auteur du manuel de SVT sous CC n'en manque pas.
On peut ou ne pas être d'accord avec sa position sur Bourdieu.
L'intérêt n'est pas là, il est dans le débat d'idées.
Combien de thuriféraires de manuel "libres" prêts à s'engouffrer dans
les fourches caudines du socle commun font-ils preuve du moindre
esprit critique, combien même savent-ils qui fut Bourdieu ?
L'intérêt des manuels de SVT du professeur d'université Raynal
est précisément qu'ils s'inscrivent dans une intentionnalité
assumée que l'on peut ou pas partager. Sa démarche de la science
est historique, il s'en réclame. Il s'inscrit dans une approche
épistémologique. Voilà principalement ce que j'ai lu dans sa
critique du socle commun. Et j'ai pas fait gaffe à Bourdieu.
Et l'intérêt fondamental dans l'émergence de manuels, de sites
basés sur des contenus à l'initiative de professeurs dissidents
c'est l'émergence d'une pensée critique. Apprendre ce n'est pas
réciter un bréviaire mais s'inscrire dans un débat critique
qui seul permet de se construire dans tous les sens du termes,
et donc de s'élever.
Sans ce mouvement dialectique, il ne peut plus y avoir de
construction scientifique, il ne peut plus y avoir d'école.
Et ce n'est pas par hasard si le mot "école" signifie également
courant de pensée.
Si c'est "libre", c'est encore mieux. Car la libre circulation
des idées, la libre circulation de l'information scientifique
et technique est la condition sine qua non de l'instruction
publique. Et le même raisonnement à propos du logiciel libre
de Richard Stallman, ici s'applique. De cette liberté se dégage
l'égalité, l'égalité des droits d'accès à tous aux savoirs.
Et la fraternité, c'est que l'on ne peut construire des
savoirs que dans le partage, dans une intersubjectivité
fondatrice d'une culture commune.
L'école alors remplit ce rôle où une génération transmet à
la suivante ce qui fait perdurer.
Maintenant pour revenir à Bourdieu. Je partage en grande
partie le point de vue de l'auteur de ces manuels alternatifs
de SVT sur Bourdieu.
Tu dis :
> En plus, ce pauvre homme est décédé en 2002, alors pour le socle
> commun...c'est pousser le bouchon un peu loin !
Je dirai plus bas pourquoi il y a réalité plusieurs Bourdieu,
celui de la sociologie quantitative dans la lignée d'un Emile
Durkheim et celui vers la fin de sa vie d'un revirement vers
la notion phénoménologique de réflexivité et d'une réorientation
vers les sociologies interactionnistes, notamment aux Etats-Unis.
Bourdieu vers la fin de sa vie fut lui-même le critique de
Bourdieu et aurait pu entendre le point de vue du professeur
Raynal.
Pour autant, je réfute radicalement ton argument :
Le mouvement de réformes massives de destruction de l'école
qui débouchent sur le socle commun sont le produit d'un lourd
héritage bien antérieur à 2002. Il s'agit de strates jamais
évaluées qui s'accumulent les unes sur les autres. Le Bourdieu
idéologue de ces néfastes réformes en a une part de responsabilité.
Qu'il soit mort en 2002 ne change rien à l'affaire.
Tu dis :
> Plus contestable est l'amalgame entre la pensée de P. Bourdieu et le
> socle commun de compétences qu'il aurait, sans doute au contraire,
> désapprouvé.
Le Bourdieu de Science de la science et réflexivité : certainement,
il aurait désapprouvé. Mais le Bourdieu des Héritiers : peut être pas !
Quant à moi, je peux comprendre ce type d'amalgame, même si tu as
dans un mouvement dialectique entièrement raison de critiquer
toutes les formes d'amalgames.
Hormis le discours cynique néo-libéral sur les compétences du socle
commun, un certain discours de gauche - notamment du côté du Sgen CFDT -
légitime le socle commun comme la conséquence de la démocratisation.
Et la manière dont s'est produit cette prétendue démocratisation,
bien avant 2002, Bourdieu n'y ait pas pour rien.
Tu dis encore :
> Rien dans ces écrits ne permet, à mon sens, de lui faire porter le
> chapeau de la dérive de nos institutions. Ce n'est pas parce que l'on
> pointe la rigueur du processus de reproduction sociale que l'on veut
> détruire l'école, au contraire me semble-t-il...
C'est bien plus ambigüe. L'approche des Héritiers s'inscrit dans une
sociologie quantitative. Et chez les politiques, depuis la réforme
avortée Savary en passant par Jean-Pierre Chevènement qui prit la
décision d'arrêter toute orientation en fin de cinquième pour conduire
à 80% de résultats au bac, toute une classe d'âge ; furent entreprises
un certain nombre de réformes, sans que Bourdieu à l'époque, à ma
connaissance,
ne s'en offusqua, à l'emporte pièce, sans la moindre préoccupation,
voire connaissance du terrain.
J'en ai moi-même vécu la douloureuse expérience lorsque j'enseignais
en Seine Saint-Denis. Le collège Jean Lurçat de Saint-Denis, par exemple,
était au début des années quatre-vingt un collège de la réussite.
Les profs y scolarisaient leurs propres enfants, ce qui est révélateur.
Comment expliquer qu'en l'espace d'une vingtaine d'années cet établissement
soit devenu un ghetto ?
Comment expliquer que le mouvement du 93, le plus long mouvement de grève
de toute l'histoire de l'éducation commença par l'occupation par quelques
centaines de lycéens du 93 du lycée Henri IV ?
Claude Allègre, fin connaisseur du maoïsme, avait souhaité pour imposer
sa réforme des lycées avait décidé de s'appuyer sur les lycéens contre
les profs, jugés conservateurs. Il demanda donc l'avis aux lycéens.
La réponse des lycéens qui occupèrent Henri IV fut sans appel : ils
dirent on veut la même chose en banlieue.
Et l'un des slogans du mouvement de la centaine d'établissements en grève
du 93 fut : Pas d'Internet sans Latin !
D'un certain point de vue, la thèse de Bourdieu développée dans Les Héritiers
peut être considérée comme juste, mais les moyens pour y remédier ont été
catastrophiques.
Le Bourdieu des Héritiers que l'on peut résumer par l'école est une école
de classe a privilégié la pédagogie dite par "objectifs" qui anticipe
effectivement celle de la rhétorique des "compétences".
Constater que l'école reproduit le système (et encore, Bourdieu occulte
totalement le bouleversement du "système" par la révolution technologique)
est une chose. Considérer que l'école n'enseigne non pas un savoir, mais
le savoir de l'école, les manières de s'adapter à ses exigences, à ses
critères d'évaluation et à ses codes au service de la reproduction de
la hiérarchie sociale en est une autre.
La thèse des Héritiers s'appuie sur l'approche quantitative de la sociologie
de Durkheim qui pensait que l'acteur social était un idiot culturel. Et
pour ce faire, Bourdieu en énonce pour preuve : si le système de l'école
comme système de domination fonctionne c'est qu'aux yeux de ses acteurs,
il va à l'encontre de la finalité qu'il poursuit. Que les enseignants se
déterminent par rapport à des critères qui sont soit éloignés, soit
carrément opposés à la logique de domination qu'elle produit.
Je ne sais pas si le Bourdieu de la réflexivité partagerait le même
point de vue.
L'analyse des héritiers peut être exacte. Là n'est pas le problème.
Elle néglige tout simplement le fait que les acteurs sociaux ne
sont pas dupes et ne font que renégocier, en fonction des contraintes
et paramètres qui leur sont imposés : le fait social.
Considérer par exemple que l'orientation en fin de cinquième est
une sélection par l'échec est une chose. Supprimer cette orientation,
sans tenir compte de cet échec, sans proposer de structures remédiations,
au nom d'une idée noble et généreuse -la démocratisation- (en réalité
une mesure d'ajustement aux mutations technologiques) en est une
autre. Car elle ne supprime pas l'échec. Elle l'amplifie.
Et si Bourdieu n'est pas tout à fait responsable des réformes
qui une à une ont dégradé l'école, il ne s'y ai jamais clairement
opposé. En ce sens, apprendre les codes sous-jacents de l'école
est devenu pédagogie par objectifs. Comme si l'énonciation des codes
n'induisait pas d'autres codes sous-jacents.
Bien à toi,
Charlie
- Re: [EDUC] Liste des manuels, libres, cnestel, 19/08/2011
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