Accéder au contenu.
Menu Sympa

educ - Fwd: Sciences & Histoire

Objet : Liste de discussion du groupe de travail Éducation et logiciels libres de l'April (liste à inscription publique)

Archives de la liste

Fwd: Sciences & Histoire


Chronologique Discussions 
  • From: Patrice Pillot <patrice.pillot AT teletopie.net>
  • To: educ AT april.org
  • Subject: Fwd: Sciences & Histoire
  • Date: Sun, 20 Dec 2009 16:41:56 +0100

Bonjour,

Hervé Le Crosnier a passé ce texte il y a quelques jours sur la liste
interne de l'April. Bien qu'il n'entretienne pas de rapports /directs/
avec le thème de la présente liste, les réflexions qui le traversent
devraient je pense intéresser plus d'un lecteur d'icelle, surtout dans
la foulée du débat récent autour de l'enseignement de l'informatique.

pp

-------- Message original --------
Sujet : [April] Sciences & Histoire
Date : Thu, 10 Dec 2009 22:49:32 +0100
De : Hervé Le Crosnier <herve.le_crosnier AT info.unicaen.fr>

Sciences & Histoire


Les médias, la rue, l'éducation nationale bruissent aujourd'hui de la
colère des historiens. La contraction du programme d'histoire des
filières scientifiques sur l'année de première provoque débats et
colère. A juste titre. L'histoire est, ces derniers temps, manipulée à
des fins propagandistes, de la lecture hors-contexte de la « Lettre de
Guy Môquet » à la décision prise par Nicolas Sarkozy en janvier 2009
d'ouvrir un « Musée de l'Histoire de France », prélude au grand débat
national sur « l'identité » que l'on sait. La condensation en une année
de lycée d'une matière qui demande au contraire recul et méthode ne peut
que modifier l'enseignement, et finalement la compréhension de
l'histoire et plus encore son impact sur le présent. Elle annonce aussi
une vision « rationelle » des lycéens, désireux de capter des points
dans la grande chevauchée du baccalauréat et pondérant leurs efforts en
fonction des coefficients, comme les caricature Richard Descoing, chargé
de mission sur la réforme des lycées, dans Le Monde du 9 décembre. Une
vision utilitariste qui cible particulièrement les lycéens scientifiques.

Mais c'est en réalité « en creux » qu'il faut interpréter le plus
profondément la proposition ministérielle et les positions exprimées
dans les grands médias. C'est derrière l'écran qu'il faut chercher ;
derrière l'écran de fumée qui masque et derrière celui des petites
lucarnes, dont la lumière nous aveugle. C'est la conception de
l'enseignement des sciences qui est le véritable enjeu... et derrière
lui la conception même des sciences et du travail scientifique.

Ce qui nous est prétendu à longueur d'interviews et de messages est que
l'abandonde l'histoire en terminale scientifique permettra de recentrer
les lycéens de la filière scientifique sur l'enseignement des sciences.
Belle tautologie, qui rejoint les pré-conceptions largement répandues
sur la « science », activité des polars, ou des « no-life » comme disent
les ados d'aujourd'hui, technique culturelle spécifique, faite de
répétition et d'exercices. Malheureusement, cette démagogie laisse dans
l'ombre l'analyse réelle de ce que représente une carrière scientifique,
et la place des sciences et techniques dans l'organisation sociale.

L'école a toujours une triple tâche, dont elle s'acquitte avec des
formes différentes et suivant des modalités variables, mais dont on peut
toujours repérer l'articulation : renouveler les élites dirigeantes,
augmenter le niveaux global des connaissances de la société pour
garantir la compétitivité d'un pays (ce qui a de larges effets positifs
sur la citoyenneté), et enfin préparer les forces de travail adaptées
aux conditions de la production. Durant la période de grande
démocratisation de l'école (des années 50 aux années 80), les
disciplines scientifiques permettaient la sélection des futurs
dirigeants quand les formations « professionnelles » (lire
« industrielles ») nourrissaient les fabriques en ouvriers
« spécialisés », (par oxymore, sans affectation précise mais capable de
se plier au fonctionnement de l'usine). Il fallait maîtriser les
mathématiques pour réussir le numerus clausus de médecine, et avoir fait
ses classes dans la chaudronnerie ou le secrétariat pour lier ses
poignets aux mécanismes de sécurité des presses industrielles et
accomplir des gestes robotiques sous l'oeil du chronomètreur. Mais avec
la mondialisation, d'autres critères permettent de reproduire les
classes dirigeantes, notamment la maîtrise de plusieurs langues vivantes
et l'aptitude aux synthèses. En revanche, la production de la nouvelle
force de travail adaptées à la « société de la connaissance » passe par
une maîtrise des techniques, notamment des techniques de l'information
et de la communication, et par la spécialisation d'une large partie des
scientifiques dans l'exécution de tâches de contrôle de processus ou
d'analyse de données, principalement dans les domaines de la chimie et
de la biologie. Nombre d'étudiants des filières scientifiques deviennent
ensuite les servants des capteurs et actionneurs informatisés,
nourrissant des machines de traitement de l'information en données brutes.

Cette nouvelle répartition des rôles induit un changement profond de la
conception des disciplines scientifiques.Quand les mathématiques
pouvaient cumuler les avantages de sélectionner les futurs dominants et
de préparer aux carrières spécifiques de la recherche et de
l'ingénierie, elles étaient la discipline reine. Et de vanter la
capacité de cette matière à former au « raisonnement logique », à
l'analyse déductive et finalement à produire les personnes capables de
traiter avec la même impartialité de méthode les sujets les plus divers.
Mais la science a changé. Foin des méthodologies et de l'argumentation,
il s'agit dorénavant de produire des « innovations », que l'on va
comptabiliser en nombre de brevets, de publications ou de citations. On
améliore les méthodes, on transfère à la machine (informatisée) les
interprétations et on réduit celui ou celle qui pilote le processus au
rôle d'OS de la société de la connaissance. La science a besoin de
petites mains au service des industries du savoir et du traitement de
l'information. C'est désormais cette limitation dans les outils (à
chaque discipline ses techniques) et dans les objectifs (le cumul des
applications innovantes) qui définit la place de la science, et donc des
filières scolaires et universitaires de production des scientifiques.

Les chercheurs qui ont participé au premier Forum mondial Sciences &
Démocratie qui s'est tenu à Belèm en janvier 2009 ont largement insisté
sur ce phénomène de taylorisation de la recherche. Chaque chercheur
devient un élément dans une chaîne de production parcellisée. Le
« travail scientifique en miettes » tend à déposséder les scientifiques
des finalités de leur activité. Ils perdent la conscience du produit
(ici les connaissances) qui appartient dès lors à celui qui détient la
vision globale de la chaîne de production. Dans les « temps modernes »
de l'ère industrielle de masse il s'agissait des concepteurs et
ingénieurs, avec la complicité de la maîtrise, qui régnait sur la
coursive qui courrait le long de la chaîne de production. Dans le
capitalisme cognitif, ce sont les financeurs de la recherche, ceux qui
peuvent transformer les grains de connaissances (articles, expériences
parcellisées, brevets à spectre applicatif très limités,...) en valeurs
marchandes (via le marketing des produits, ou la capacité à focaliser
l'attention publique qui va justifier les investissements dans tel ou
tel secteur de connaissance). Et la coursive est occupée par les
décideurs des politiques scientifiques, ceux qui affectent les crédits,
les « contrats de recherche » et les résultats des « appels d'offre ».
La transformation de l'Université en société de service pour les
entreprises « innovantes » et les grands groupes industriels,
fournissant à faible prix stagiaires, thésards, contractuels de la
recherche et, en prime, l'expertise des directeurs d'équipes de
recherche, participe de ce processus. Le choix des financements de
recherche n'est plus guidé par l'intérêt général, par la discussion
démocratique que cela pourrait signifier, par le « tribunal de la
raison » cher aux philosophes des Lumières, mais par l'intérêt bien
compris, appuyé sur l'opinion. Une opinion peu encline aux méthodes
scientifiques, mais formattée par l'agenda industriel (ne pas prendre de
« retard ») et abreuvée de projets toujours conjugués au futur,
déclinant les « miracles de la science » et vendus par les experts en
poudre aux yeux des relations publiques, relayés par les médias avides
de sensationnel et de merveilleux.

Ce changement radical de la place de l'emploi scientifique, de la
déqualification progressive des métiers de la recherche et de la
soumission des choix scientifiques aux intérêts des conglomérats
industriels modifie aussi le contenu même de la science. La tradition
scientifique considère la compréhension de la « nature » (un terme
utilisé par les physiciens comme par les biologistes) comme un objectif.
Les expériences de laboratoire visent à créer des modèles capables
d'aller au plus près du réel, tout en cherchant l'expérience qui
viendrait « falsifier » la théorie pour changer de paradigme et trouver
d'autres modèles explicatifs. Or aujourd'hui on voit se développer de
nombreuses spécialités qui, au contraire, considèrent la nature comme
une machine, qui se plierait aux conceptions et aux modèles issus des
laboratoires. Des manipulations génétiques incontrôlées et lâchées dans
l'environnement, de la biologie synthétique, aux modèles thérapeutiques
ou aux produits chimiques diffusés (vendus !) sans réelle prise en
compte des effets adverses et des risques à long terme, la liste est
longue des sciences prométhéennes. La caricature étant atteinte par la
géo-enginierie, qui veut réparer la « machine-terre » elle-même, et fait
fort de se présenter comme garante du « plan B » pour empêcher le
changement climatique global.

Cette transformation de l'emploi scientifique d'une part, du projet de
la science de l'autre, cette conception de la recherche comme un cumul
d'innovations qui passe par la parcellisation nécessaire de la réflexion
des acteurs de la production scientifique, est le pendant exact de la
suppression de l'histoire en terminale scientifique... qui n'est
vraisemblablement que le prélude à d'autres changements, notamment
concernant la philosophie.

Nous aurons ainsi des producteurs de science qui pourront travailler sur
des sujets aussi sensibles que la vie privée (informatique), le corps
humain (génétique, appareillage), l'alimentation (organismes
génétiquement modifiés, agro-chimie), les méthodes de contrôle social
(calcul et statistiques), et bien évidemment l'environnement
géo-terrestre (analyse des polluants, géo-engineering) sans avoir jamais
eu un enseignement leur permettant de prendre conscience de la place
qu'on leur fait jouer, de mettre en perspective leur rôle social. Car
pour comprendre l'enjeu de l'arrêt de l'enseignement de l'histoire en
terminale scientifique, et plus encore le discours ambiant sur la
nécessité de focaliser les lycéens scientifiques sur ce qui serait le
coeur de leur discipline, et leur permettrait de briller ultérieurement
sur l'arène scientifique mondiale, il faut ajouter qu'il n'auront plus
jamais dans leur cursus scientifiques à l'Université d'enseignement de
l'éthique, ni de l'épismémologie et l'histoire des sciences, ni des
fondements économiques de l'industrie de l'information. Le travail de
dépossession des travailleurs scientifiques des finalités sociales et
culturelles de leur activité doit simplement commencer de plus en plus
tôt, et se poursuivre tout au long de la filière de formation des
producteurs de l' « économie de la connaissance ».

Il faudrait avoir étudié l'histoire pour reconnaître, mutatis mutandis,
une image « moderne » du processus dit de « prolétarisation » qui a déjà
eu lieu durant l'ère industrielle. Et donc pour anticiper sur les enjeux
des affrontements sociaux qui ne manqueront pas d'éclater dans le coeur
même de la production de connaissances et de la société du même nom.
Nouvelles oppositions dont les mouvements des chercheurs des dernières
années en France, ou les activités des « lanceurs d'alerte »au niveau du
monde entier sont les premiers prototypes.

Hervé Le Crosnier
Caen, le 10décembre 2009

Notes :

Pour en savoir plus sur le Forum mondial Sciences & Démocratie :
http://fm-sciences.org
Une initiative française du FMSD aura lieu le 23 janvier 2010 à Paris :
http://fmsd-france.org
Un livre-dvd retraçant les débats qui ont eu lieu à Belèm lors du
premier Forum paraîtra fin décembre chez C&F éditions
(http://cfeditions.com/belem2009)

Les analyses ci-dessus n'engagent que son auteur. Elle sont exprimées
rapidement et souvent de façon abrupte, comme dans tout article
d'opinion lié à l'actualité. Elles restent évidemment ouvertes au débat.

Le terme « scientifique » dans cet article est pris dans son acception
médiatique, désignant les « sciences dures », ou plus précisément les
« sciences de la nature ». Cela ne préjuge pas d'un autre débat
nécessaire portant sur la reconnaissance du caractère scientifique des
méthodes, des outils et des modes de production du savoir des
disciplines dépendant des « sciences » humaines et sociales.... et au
premier chef de l'histoire.

Il va de soi que cette analyse ne vise pas les travailleurs des
sciences, mais bien le modèle de relation, de société et de projet
collectif autour de la science, tel qu'il se ré-organise sous nos yeux.
Pour ma part, enseignant-chercheur en informatique, spécialité internet,
je suis totalement un rouage de ce phénomène. Ma propre complicité est
partie prenante de ce basculement lui-même. Il s'agit pour moi, non pas
de dessiner une morale du retour à la science d'antan, ni une apologie
de la science « pure », mais bien de tenter de dessiner le contexte des
nouvelles « luttes de classe » dans le cadre de l'économie de la
connaissance. Avec toutes les contradictions que cela implique.

Texte diffusé sous licence Creative commons by-nc.



--
Gérer votre abonnement à la liste april et vos informations personnelles :
http://www.april.org/my

Pour toute question sur cette liste: http://wiki.april.org/ListeAssociation




Archives gérées par MHonArc 2.6.16.

Haut de le page